Les Papillons de Kracov, quand nous ne lirons plus les livres sous les mers, Sylvie-E Saliceti, gouache de Sophie Granval, Editions du Canoë, 64 p., 14 euro.
Quand on lit le poème qui fait office d'ouverture à ce texte, on ne peut s'empêcher de penser aux Pêcheurs de perles, oeuvre que Georges Bizet a composée en 1863. Fort heureusement, l'auteur est bien loin de cette histoire mélodramatique et sirupeuse ! Sylvie-E. Saliceti a choisi de se servir de la plongée en apnée comme d'une métaphore qu'elle déclinée tout au long de son bref récit – qui est d'ailleurs plutôt une méditation qui prend différents aspects et qui attribue à la recherche du corail dans les eaux profondes une valeur métaphysique ou littéraire. C'est sa manière de rendre tangible et intelligible le fait de s'immerger le plus loin possible sous la surface et puis de ressurgir à la surface. Sous sa plume, les corailleurs se changent en aventuriers de l'esprit qui osent s'enfoncer dans les eaux pour découvrir des univers inconnus ou hors de portée.
Elle les représente comme des hommes s'enfonçant dans les ténèbres pour parvenir jusqu'à l'oeil de Dieu. Ils sont aussi ceux qui prennent de grands risques pour pénétrer des régions où l'on « déchiffre l'inconnu du monde ». Son écriture très elliptique et sans aucun baroquisme nous permet de comprendre toutes ces interrogations qui entourent les menées de ces pêcheurs qui ne craignent pas d'affronter ce qui est enfoui sous les eaux. D'une certaine façon, elle veut mettre en évidence ce que la littérature peut signifier à partir du moment où on ne la considère plus comme une futilité ou un divertissement.
Elle fait aussi un parallèle entre leur descente vertigineuse et le périple impensable d'Orphée dans les Enfers pour retrouver Eurydice – la même intrépidité, le même élan du cœur, le même défi lancé aux lois imposées par les dieux aux humains. Elle ne cesse de se demander quelle est la véritable finalité de cette entreprise insensée. Elle n'apporte pas de réponses, mais d'autres questions, et elle dépeint ce que peuvent être certaines curiosités dangereuses de l'esprit et certaines motivations dérangeantes car tout n'est pas rose sous ces vastes océans. Les découvertes que font ces sambouks qui s'enfoncent dans les flots sont de nature contradictoire : le plus beau est lié étroitement au plus terrible. Ainsi nous conte-t-elle l'expérience de qui a l'ambition d'écrire et d'aller jusqu'aux tréfonds de ce qui peut être vu et entendu. Inclassables, ces pages placent le lecteur devant l'expérience cruciale que tentent ceux qui aiment lire sans toujours comprendre qu'ils sont allés outre leur être.
lelitteraire.com 27 février 2021 - Jean-Paul Gavard-Perret
Connaissance par les gouffres
Pour prendre de la hauteur, il faut parfois s’élever dans gouffres, y entrer comme s’y confinent les derniers pêcheurs de corail répartis essentiellement entre l’Italie et la Corse. Le sous-titre « Quand nous ne lirons plus les livres sous la mer » semble énigmatique.
Il est pourtant né de l’histoire authentique qu’un de ces ultimes pêcheurs a raconté à l’auteure.Pour atteindre les colonies de corail et pratiquer la cueillette, ils doivent parfois glisser dans les abysses, jusqu’à 100 mètres. Les plongeurs — pour remonter le long “de la corde à singe” qui les relie à leur bateau — ont l’obligation de respecter une lente discipline, avec des paliers pour éviter tout risque de mort.
Ces seuils de décompression durent longtemps ; au point que certains pêcheurs de corail occupent leur temps par la lecture. Ils lisent des livres de poche achetés pour l’occasion.
Ils les lisent sous l’eau à la lumière d’une lampe frontale : “D’une main, le plongeur s’agrippe à la corde ; de l’autre il tient l’ouvrage. Là sous la mer, il lit des livres dont les pages finissent emportées par le courant. Des lambeaux de feuilles peu à peu se détachent ; des phrases imprimées surnagent ici et là.”
Ces orpailleurs d’un or rose et des profondeurs deviennent les acteurs d’une scène allégorique. Elle renvoie à une expérience de la poésie et ses voyages au sein des profondeurs au moment où le corail — être vivant des abysses — se voit peu à peu en jachère et éliminé par les inconséquences humaines.
Si bien qu’à l’expérience poétique se mêle aussi le drame écologique qui voue le monde à sa perte.
Les poèmes de Sylvie-E. Saliceti décryptent l’avidité inassouvie des profondeurs C’est pourquoi, et sous l’allégorie, ouvrir ce livre revient à s’ouvrir soi-même et à l’impatience d’un destin et contre la détresse de l’asthme spirituel.
Dès lors, résonne en nous une voix singulière qui obéit à l’ordre du renversement contre des déroutes.
Comme les pêcheurs, la poétesse offre une transmission en plongeant au fond du connu pour y recueillir de l’insondable. A l’obscurité de l’inconnu et par la scansion du poème en prose se crée un flux où le réel se refuse d’agonir — ce qui obligerait peu à peu à ne se frayer une voie que dans l’accablant.
D’où la fièvre du cadrage poétique pour mieux “chercher un monde qui puisse recevoir ensemble la grâce et la pesanteur”. Contre la mort que l’on se donne et contre un univers d’ombres, le rouge de “la flûte creusée dans le fémur de la bête” ‘inscrit bien plus qu’une conscience écologique. S’y mêle un acte de foi et s’invente, par-delà “le récit du désir simple d’être là, à sculpter nos ailes de métal ainsi que ces milliers de papillons fabriqués par Cracov : un papillon de couleur par enfant sauvé des affres de la lumière irradiantes, à Tchernobyl”.
L’auteure se bat pour la survie et la beauté du monde et pour l’élévation de l’âme. Elle nous fait atteindre un monde fabuleux, son savoir, ses “forêts sous la mer aussi sonores que ces prairies terrestres où reposent ici ou là les chamois aux cornes ensanglantées”. Avant le coup de dés final sur le vivant, Sylvie-E. Saliceti quitte le sol aménagé pour nous alarmer face à ce qui disparaît.
La poésie est donc bien une connaissance par les gouffres. Elle vient mettre à mal une sérénité de surface et qui n’a plus raison d’être. Le tout en reliefs d’émotion où l’auteure se veut agissante sous la grande table bleue. S’inscrivent un appel, un effort à venir là où comme dans les eaux anciennes, la poétesse cherche ce qui pourrait sur-vivre dans un mouvement aussi léger et fort que celui des derniers nageurs. Ils avancent aériens au sein des profondeurs.
Après être descendus, ils remontent lentement vers une cime qui est le plancher des vaches pour cohabiter avec les autres et le monde qu’il s’agit de sauver et dont la poétesse rameute le récit au nom de “l’enfant de la nuit”. Il croit encore au soleil.
jean-paul gavard-perret
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