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Le premier – qui vient de sortir – est de Ninar Esber. Née en 1971 à Beyrouth et installée à Paris depuis 1986, elle est reconnue comme artiste (tournée vers la performance, la vidéo, la photo et le dessin) et autrice de plusieurs livres, dont Conversations avec Adonis mon père, le tout formant “un travail autobiographique et protéiforme autour de l’exil, de l’identité et de la mort.” Mes instantanés (Beyrouth-Paris 1990-2021) est son premier recueil de poésie :
“Je suis entre deux rives
Le mot et l’image
Poussée vers l’écriture
Sans vocabulaire ni syntaxe je coule
Attirée par l’image sans technique ni spontanéité
Je m’enferme (Beyrouth, 2012)”
Ou bien : “La nuit j’écoute la plainte du robinet / Le matin il crie et tousse / Gargouillis gargouillis gargouillis / Avant de rendre ses entrailles / Liquide rouge métallique / – Que t’arrive-t-il robinet ? / – Le vent s’est noué dans mes tuyaux / À la recherche de voix familières / Les amours sont parties / Tout n’est plus que rouille / Tout n’est plus qu’échos (Beyrouth, 2018)”
Ou encore cet aphorisme : “L’homme est un vide en éternel recommencement”.
Le deuxième – sorti en juin de l’an dernier – est de Billy Dranty, auteur dont on trouve le nom bien en place dans le catalogue de fissile, maison d’édition crée par Cédric Demangeot que nous venons d’évoquer : cinq livres (à partir de L’hydre-anti en 2006 avec une préface de Bernard Noël), ainsi qu’une participation active à la revue moriturus. Il a aussi publié une quinzaine de plaquettes aux éditions Derrière la Salle de Bains et a établi et présenté (chez Ypsilon) les correspondances croisées de René Daumal avec Léon Pierre-Quint et Roger Gilbert-Lecomte (2014-2015). Advers, suivi de Attract obstruct, est un “livre double” dont les deux parties “se répondent organiquement” – la première (la plus étendue), composée en vers courts, se voulant “un espace sauvage d’expectoration” ; la seconde, en prose, dense, resserrée, parfois aphoristique, toujours sans concession, “déclinant par blocs de discours amoureux les étapes d’une intrigue en suspens(e)”. C’est tendu, agité, j’y relève une citation qui me plaît beaucoup : “Mais à quoi bon une boussole exacte, si le navire ne bouge pas ? (Henri Thomas)”. Et ne trouve qu’avec difficulté deux fragments à isoler, pour faire passer quelque chose de ce qui requiert d’être traversé dans sa totalité.
Pour Advers :
“l’aridité prospère brûle l’en reste déprogression dans l’A-là déporté emphases au tapis ombre submergée de riens”
Pour Attract obstruct : “Long l’étalement tel tendu. Arqué, laisser la main tenir l’appel au bout de la jetée. L’appel au butoir de l’élan tel projeté de cœur buté.” Ou encore : “D’emblée taire la tremblée des doutes gratteurs d’ambre en fusion. Localiser l’usure rusant au rompre garrotté.”
Troisième ouvrage aux Éditions du Canoë, paru il y a deux ans, Entretiens d’Étretat est signé Chaillou / Roubaud sur la couverture. Il est publié avec 15 dessins de Jean-Luc Parant. Si ces deux auteurs, contrairement à Esber et Dranty, me sont depuis longtemps familiers, je découvre ces entretiens (tout d’abord publiés par Le Monde de l’Éducation en 1992-1993) grâce à cette édition de 2020. Michel Chaillou et Jacques Roubaud se connaissaient bien. Ils avaient fait partie du sextuor d’écrivains de L’Hexaméron (1990) – les quatre autres étant Michel Deguy, Florence Delay, Natacha Michel et Denis Roche – qui étaient tous (sauf D.R.) enseignants. L’idée de ces Entretiens d’Étretat était de “converser sur la transmission des connaissances”, le premier en professeur de littérature, le second en professeur de mathématique (mais bien entendu, ce n’est pas si simple) :
“Michel Chaillou. – Cette plage est étroite. Ces falaises sont fameuses. Cette échelle, là, est rouillée. La mer se bat les flancs. Causons.
Jacques Roubaud. – Je veux bien. Mais j’entends que ce n’est pas toi qui parles.
M.C. – Tu entends bien, j’emprunte le timbre de Balthazar Baro, secrétaire infiniment particulier d’Honoré d’Urfé, mort à, après être né à. Mais toi-même ?
J.R. – Tu m’entends bien. J’emprunte la voix d’Octavius de Cayley, algébriste né à, mort à.
M.C. – Un dialogue des morts en somme.
J.R. – Un dialogue impossible.
M.C. – À moins que tout cela soit la faute d’Arsène Lupin dont l’Aiguille creuse pique l’horizon et recoud à sa façon le sujet de tout discours.
Octavius de Cayley. – Je ne vous le fais pas dire, mon cher Baro. Et de quoi parlerons-nous ?
Balthazar Baro. – Là est la question.”
Comme le raconte Roubaud, dans sa préface, tous deux étaient des marcheurs, mais “nous marchions ensemble dans Paris […] comme si nous étions dans deux villes différentes. […] Je crois que le projet de nos « entretiens » est né, pour Michel, de deux évidences : d’une part, les « matières » de nos enseignements étaient aussi éloignées l’une de l’autre que l’étaient nos « lectures » de Paris, ville de nos marches ; mais d’autre part nos stratégies d’enseignants étant très semblables, il pouvait être utile d’examiner comment l’un et l’autre nous abordions les principaux problèmes généraux qui se posent à quiconque veut faire apprendre quelque chose à quelqu’un.” S’étant préparés “assez longuement”, les deux écrivains-professeurs mettent en ordre un certain nombre de questions, leurs entretiens (qui seront en quinze temps) se séparant “assez naturellement en deux parties, les deux échanges sur le nombre (n°8 et 9) faisant charnière.” Ce qui frappe à la lecture, c’est ce “mix” de fantaisie et de sérieux, d’improvisation et d’écrit sous contrainte, de flânerie et de creusement méthodique, où leur complémentarité (tissée d’affinités et de différences sensibles) fait merveille :
“Balthazar Baro. – Un rat a parfois des ratés.
Arthur Cayley. – Vous dites ?
B.B. – Son compte est bon si la ratière le prend, si le ratier le mord.
A.C. – Mais de quoi parlez-vous ?
B.B. – D’ailleurs, ronger n’est pas jouer et puis Ramanujan ?
A.C. – Que vient faire sur vos lèvres le nom de ce mathématicien indien ?
B.B. – Il compte bien, quoique mort en 1920.
A.C. – Vraiment, mon cher Baro, vous parlez trop par énigmes, j’en donne ma langue au chat.
B.B. – À bon chat bon rat.
A.C. – Mais enfin pourquoi cette invasion soudaine de surmulots ?
B.B. – Le campagnol m’affole, le loir fout trop le foutoir, quant au muscardin chaussé de daim…”
Je coupe là, car cela s’étend, à chaque entretien, sur plusieurs pages, celui-ci étant le dixième, titré Le rat du rat du conte ?, placé entre le neuvième (Chercher minuit à treize heures) et le onzième (Du vague des vagues). Cela donne le ton (un des tons). J’essaie de lire en ayant leurs voix en tête, les échangeant parfois – ça marche aussi. Curieuse fusion, dont il nous est possible de proposer que deux ou trois aperçus, comme ce dernier – vers la toute fin :
“B.B. – En fait, quand on discute, dispute, il faut donc patienter, toujours attendre l’ombre du propos, suspendre en attendant sa raison aux branches comme du linge que sèche.
A.C., didactique. – Exactement. Je vous le répète : nos entretiens ont-ils été assez feuillus ?
B.B., bon enfant. – On a longtemps marché sur cette plage. Et si la longueur de nos enjambées…
A.C. – Mesure la longueur de nos discours, on a beaucoup parlé, mais…”
Juste un dernier mot pour souligner que la lecture de ce livre à deux voix (ou à quatre mains, ou quatre jambes) est plus que plaisante, même pour qui a passé sa vie à faire l’école buissonnière (on peut donc l’emporter comme viatique dans le Terrain Vague).
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Billy Dranty est de ces poètes qui œuvrent dans leur coin, loin des conciliabules du landerneau concerné. Auteur ici de son quatorzième livre (pas moins), ses premiers écrits furent publiés aux éditions Fissile animées par Cédric Demangeot, disparu cette année. La couverture du présent recueil se voit d’ailleurs ornée d’une illustration de celui-ci, également ami de l’auteur. Le moins qu’on puisse dire à propos de Billy Dranty, grand filleul du Grand Jeu (voir les éditions Ypsilon), c’est que sa patte s’ancre dans l’originalité. Le mot est matière première issue de strates profondes selon un art de la fouille bien à lui confinant au délit. Plus géologue que géographe, le style de cet homo faber s’est forgé en même temps que l’outil pour ce faire. Créer, c’est se créer comme le démontrait un certain Bergson. Pour qui aurait du mal à entrer dans cette écriture il suffit de se dire que Billy Dranty nous soumet à notre propre incompréhension, nous renvoie à notre singularité égarée dans cet espace visible appelé réalité. Son écriture est totalement affranchie des thèmes et registres classiques ainsi que des grandes questions existentielles, de nos codes et références ordinaires. L’émotion qui en ressort s’éclaire sur des instances de l’individu qu’on dirait encore non explorées, au mieux peu sollicitées.On pourrait parler, pour situer cette écriture, d’une sorte d’absolu lyrique (critique ?), taillée dans l’urgence (de fuir la face visible du présent). En cela, proche d’une forme de poésie concrète à la manière d’un René Ghil, poète peu connu mais d’exception. Une écriture, en tout cas, au-delà de laquelle n’existe que la mer empoisonnée. A moins que l’expérience de notre « Advers » permette de s’évader de soi-même, de découvrir son avers dépravé, comme dé-sublimé, à partir de l’idée qu’on est d’abord tous (peu ou prou) son propre adver… saire. Cette dépravation repose sur un champ lexical qui ne reflète pas un esprit plus torturé que la moyenne, mais s’inscrit dans une écriture suspendue au-dessus du vide, visant à augmenter la perception de son auteur et celle du lecteur ainsi révélé à soi-même : « plan foutu du plan fané / pourrissement amplifié / par l’ass / ez rôdant / à l’envi braqué / atmosphère désarmée / culminant au / point mort ». Cette poésie organique, baroque, nous intime de la lire à voix haute pour en saisir toute la teneur expérimentale, dans un style refusant à la fois classicisme et avant-garde, toute la violence d’énonciation basée sur le geste, le rythme corporel. Les poèmes brefs et incisifs du début nous rendent derviches tourneurs sans aucun entraînement à « charpenter le démembrement / arpenter les cassures (…) ». Les allitérations dans le slam ou le rap, trouvant prestige en amont chez Racine ou Voltaire, exacerbent la gymnastique de la langue au point de flirter ici avec les langues à clics des Bushmen. Idéolangue en opposition à novlangue. C’est chirurgical. Billy Dranty écartèle sa muse avant même qu’elle ne lui mette le grappin dessus, jusqu’à « l’usure hélant / l’échappée belliqueuse / par coulures d’ancre / hissant la vue / exaltée ». Effet de fausse pompe, ça et là, suscitant curiosité et relecture jubilatoire. Il n’est pas donné à tout le monde de se sentir d’une « humeur gueuse » de mettre ses « emphases au tapis ». L’auteur massacre, on l’aura compris, la langue consumériste, en commençant par rejeter toute syntaxe, jusques-et-y compris celle du solécisme actuel en tant que lien social et attitude. Ses références aux auteurs tels que Romain Gary, Jarry ou Cioran (pour ne citer qu’eux) confirment cette position de franc-tireur. Les sections « Ruptoire » et Scalpult » dévoilent « cent sept ans de chieries / imbitables éprouvées » et exhibent « les pinceaux temporels des selles d’adieux » comme seuls vrais trophées de ce temps. On aurait envie de clamer « poètes vos papiers » avec le lion Ferré, en opposition à la poésie sous ses critères communs d’ornement. La fracture est ouverte pour qui ose y entrer. Plus on avance plus l’on se laisse aller à cet appel de la chair à l’élasticité imprévisible sous ses « hors-postures », « contre-cachotterie » et « crampe-limite ».Le deuxième livre, intitulé « Attract obstruct », est horizontal à l’inverse de la mise en coupe et en vers du premier. On accède aux limbes pressentis, dans une « Forme avalée de voir », sur un « Fumier pauvre », où « Faire le serrement dès l’occasion rêvée dans un possible en phase ». Ce possible-là est hors temps, hors espace et c’est précisément ce qui le rend intéressant. Billy Dranty, une fois encore, démontre que la poésie peut être aussi la ligne de séparation la plus sûre entre la temporalité irréductible de l’homme et son histoire circonscrite par le monde visible, du spectacle permanent. Le lecteur aventureux qui ne craindrait pas les cahots en suivant cette ligne au risque de perdre en chemin son identité culturelle qu’il pensait indépassable, découvrira alors peu à peu comment s’est fixée la chose réelle sur le papier, unicellulaire, insolite, déconcertante, autonome en ses mouvements, en tant que matière de l’esprit insoupçonnable, au fond si peu de ce monde.
source : https://poezibao.NotAllowedScript670257bde7311typepad.com/
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