Article Le Point 18 juillet 2019 par Monique Slodzian
Article de www.gauchebdo.ch Rubrique Culture 23 janvier 2020
Livre • Qui souhaite comprendre l’histoire russe de la première moitié du siècle dernier doit lire Julian Semonov. Ce maître soviétique du roman d’espionnage est à l’égal du brillant romancier britannique John le Carré. (Par François Eychart, Paru dans Les Lettres françaises)
La narration de la Seconde Guerre mondiale fait partie des éléments de l’opposition entre l’Est et l’Ouest. Depuis la chute de l’URSS, l’Occident domine ce terrain et donne sans vergogne de ce conflit l’image qui lui convient. Ainsi a-t-on pu découvrir avec effarement, dans un film qui a connu un large succès, que le camp d’Auschwitz avait été libéré par l’armée américaine sans que cela constitue un scandale majeur. Les Russes s’en sont indignés, comme de bien d’autres atteintes à leur histoire, mais sans résultat tangible.
La Taupe rouge de Julian Semenov fait partie de ce qui pourrait être considéré comme la réponse russe à cette déconstruction accélérée de leur histoire. Les qualités de romancier de Semenov comme le choix de ses sujets lui ont donné le rôle de défenseur de leur histoire que les Russes affectionnent. Zakhar Prilépine, excellent romancier qui sait parler haut et fort de la Russie d’aujourd’hui, donne dans une préface très documentée tous les renseignements qui permettent de comprendre comment ce rôle est échu à Semenov plutôt qu’à d’autres.
Fils d’un responsable politique soviétique proche de Boukharine («l’enfant chéri du parti» selon Lénine et qui fut exécuté en 1938, ndlr), Semenov connut la grandeur de l’URSS et ses aspects sombres.Quand son père, qui n’avait pas été inquiété lors du procès contre Boukharine en 1937, fut arrêté en 1952, il se démena contre cette arrestation, sans autre résultat que d’être exclu de l’université. La vie pourtant continuera: il apprend six ou sept langues, épouse la fille de Nikita Mikhalkov, l’auteur de l’hymne soviétique, fait ses débuts littéraires, devient journaliste, couvre des conflits dans le monde entier, fréquente Andropov, le chef du KGB devenu ensuite secrétaire général du parti communiste. Très intéressé par la qualité des romans de Semenov et par ses personnages, qui lui semblent parfaitement correspondre aux authentiques agents secrets, Andropov le soutient dans sa carrière.
De fait, avec ses divers types d’espions, dont Stierlitz, agent soviétique infiltré au sommet de la hiérarchie nazie, Semenov procède à une passionnante exploration de l’univers nazi sur lequel se focalise l’attention. Très influencé par la littérature américaine, en particulier par Hemingway et sa maîtrise des dialogues, il sait rendre captivante la moindre scène. Le succès littéraire se double vite d’adaptations cinématographiques et télévisées qui font fureur. Malheureusement Semenov, dont on ne peut dire qu’il s’était économisé, meurt prématurément d’un AVC.
L’affrontement Est/Ouest version russe
La Taupe rouge que présentent les Éditions du Canoë tourne autour des négociations secrètement menées par des chefs nazis de haut rang avec Allen Dulles à Berne en 1945. L’objectif était d’arriver à une paix séparée entre Allemands et Anglo-américains, permettant à l’Allemagne de continuer la guerre contre la seule URSS. En fait, il s’agissait d’une rupture de l’alliance entre les trois puissances en guerre avec l’Allemagne hitlérienne, dans le dos de Roosevelt qui va bientôt mourir, mais non ignorée de Churchill. De telles tentatives eurent lieu et furent dénoncées par Staline avant d’avorter. Elles ne contribuèrent pas peu à dégrader les relations entre les trois puissances et trouvèrent leur prolongement dans la reddition accélérée des forces allemandes du front ouest et la résistance farouche a contrario sur le front est.
La Taupe rouge replace le lecteur au cœur du conflit Est/Ouest naissant. C’est un livre à lire pour tous ceux qui ne veulent pas se contenter d’une seule vision de l’Histoire et qui n’acceptent pas qu’elle soit encore et toujours prisonnière des affrontements du passé. Les Éditions du Canoë annoncent vouloir se lancer dans la traduction des autres ouvrages de Semenov. Excellente nouvelle à tout point de vue.
La Taupe rouge, de Julian Semenov. Éditions du Canoë, traduction de Monique Slodzian, préface de Zakhar Prilépine, 480 pages, 23 euros
Source :www.gauchebdo.ch Rubrique Culture 23 janvier 2020
Article de Karen Lajon, "Journal Du Dimanche" 12 juin 2019
LA VIE EN NOIR - Peu connu en France, Julian Semenov est enfin traduit par les Editions Canoë. Considéré comme le John Le Carré de l'ex-URSS, il met en scène l'espion Stierlitz, mélange de James Bond et de Jesus Angleton de la CIA, à la sauce faucille et marteau.
Les relations père/filles. C'est déjà tout un truc. Mais quand en plus, le papa est brillant et célèbre, alors là l'affaire devient quasi incontrôlable. L'exemple parfait de cet amour inconditionnel est illustré par Olga Semenova qui, à peine assise sur la banquette d'un café parisien, se lance dans la biographie officielle de son père, l'écrivain Julian Semenov dont elle voue encore aujourd'hui, une admiration "no limit". Sans qu'il soit possible de l'arrêter. Mais la petite histoire de la grande Histoire est forcément passionnante.
Parce que les deux sont mêlées. La vie de Julian Semenov fut tout aussi exotique que son héros. Julian Semenov n'est pas n'importe qui dans le paysage littéraire soviétique. Il a écrit plus de cinquante livres, en a vendu des millions et surtout il a souvent décrit l'envers du décor du rêve soviético-communiste. La série Stierlitz se déclinera sur 14 ouvrages. Des séries télé seront même tournées, faisant à chaque fois un tabac. "Même les criminels adoraient ça, raconte Olga Semenova. On a dit qu'à chaque diffusion, le taux de criminalité baissait…"
L'action de ce premier ouvrage traduit en Français se situe en Allemagne nazie. Maxime Issaiev, alias Max von Stierlitz, est un agent soviétique infiltré et a atteint un grade suffisamment élevé qui lui permet d'appartenir au petit cercle des hauts responsables du régime. Certains personnages sont présentés de façon glaciale : "Extraits des caractéristiques du membre de la NSDAP, le général SS Krüger, à partir de 1930 : 'Pur aryen dévoué au Führer. Caractère fort, de type nordique. D'humeur égale et agréable avec ses amis ; impitoyable avec les ennemis du Reich. Bon mari et bon père ; exempt de relations impures. Irremplaçable dans l'exécution de ses tâches...'" Krüger face au général SS Ernst Kaltenbrunner, affublé d'un fort accent viennois, que ce dernier ne cesse de traiter de "femelette". Un régal. Le premier veut coincer Stierlitz, l'autre se fait enfumer. Le romancier soviétique ne le sait pas encore mais un autre écrivain, à l'Ouest cette fois-ci, s'inspirera dans les années 90 de cette trame fictionnelle inédite, l'Ecossais Philip Kerr, avec son personnage de Bernier Gunther.
Que sait-on de l'espion Stierlitz? Il aime donner rendez-vous dans une villa près du lac. Ce genre de lieu, selon lui, "convient parfaitement aux conspirations". Il apprécie le luxe, la villa qu'il convoite est immense, sublime, "immoral vis-à-vis de la nation qui porte tout le poids de la guerre", selon d'autres. Il fume. Surtout quand il débat (et il adore ça) avec les proies qu'il a l'intention de retourner ou pire d'envoyer à la mort. Ce qu'il n'hésite pas à faire à coups de pistolet et de sang-froid. Il boit du cognac. Les messages codés figurent dans les volumes de Montaigne. Messages qu'il brûle immédiatement après les avoir déchiffrés. Il a une autre manie qui est de demander à ses amis de toujours lui rapporter des bougies colorées lorsqu'ils rentrent d'Espagne. Une fois consumées, ces bougies empilées les unes sur les autres forment des sculptures plus ou moins réussies que Stierlitz s'empresse d'offrir au premier venu. On sait aussi qu'il a une femme, Alexandra qu'il n'a pas revu depuis 23 ans, et un fils, Sacha, également espion. Et puis, il a de sacrées certitudes. "L'agent secret a le droit de douter de l'infaillibilité de sa prévision ; une seule chose lui est interdite, c'est de s'écarter de sa méthode objective d'investigation. En abordant maintenant l'analyse ultime d'un matériel amassé durant des années, moi Issaïev-Stierlitz, ai le devoir de peser soigneusement tous les pour et tous les contre. L'enjeu porte sur le destin de millions d'hommes, une erreur de jugement serait impardonnable." Un espion avec des scrupules.
Quelle est sa mission? Découvrir qui, parmi les officiers supérieurs du SD et SS, tentent d'entrer en contact avec des agents de l'Américain Allan Dulles, directeur de l'OSS (Office des Services stratégiques) à Berne pendant la guerre. Alors, il prend plusieurs feuilles de papier qu'il dispose devant lui comme un jeu de patience. Il dessine "le gros Göring, le "malingre" Goebbels. Puis il s'empare de deux autres feuilles sur lesquelles il ébauche Himmler et Bormann. Lequel d'entre eux a eu l'idée folle d'essayer de contacter les alliés? Il dégage d'emblée les G puis pèse le pour et le contre entre le H et le B et parie sur le H. H comme Himmler, le chef des SA. A lui de jouer.
Ils sont tous là. Staline, Churchill, Hitler et les autres. Julian Semenov connait sa partition par coeur. Et le résultat est savoureux. L'Histoire de cette période décryptée par l'autre bord. Forcément passionnant. Avons-nous vu la même chose? Quel angle de tir? Quelles conclusions? Il faut puiser dans la vie de l'auteur pour comprendre que chez lui, rien n'est blanc ou noir. Non, chez Semenov, le cocktail se révèle plus complexe, plus gris, plus brouillé. Sans doute parce que lui-même fut en partie inclassable, hors norme, dans un système politique ultra-normé, un ovni dont l'Occident aurait sûrement raffolé mais qui a fait son chemin dans un pays bien peu tolérant pour des gars à la personnalité à la Hemingway dont il est, by the way, un grand admirateur. Lorsqu'il se rendra en tournée aux Etats-Unis dans les années 80, il sera reçu un peu comme une bête curieuse. Les grands médias écrits américains se délectent à l’idée de rencontrer un type qui vient de l’autre côté du rideau de fer. Ils sont tous frappés par sa dégaine peu soignée, par sa façon de parler Anglais avec un accent prononcé et ils ne résistent pas à le titiller sur la notion de liberté. "Etes-vous libre en URSS?" "Oui", rétorque-t-il.
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"Mon père n'a cessé d'écrire à Staline pour
que son propre père (qui avait 46 ans à l'époque) soit libéré"
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Le père de Semenov était juif. Il fut l'éditeur du journal "Ivestia". En 1952, il est arrêté et jugé comme complice de Nikolaï Boukharine pour complot antirévolutionnaire. Il est envoyé au goulag. "Mon père n'a cessé d'écrire à Staline pour que son propre père (qui avait 46 ans à l'époque) soit libéré, explique sa fille Olga. Ils ont battu mon grand-père à un point qu'il est resté définitivement paralysé. Ce livre écrit en 1968, La Taupe rouge, lui est dédié." Mais revenons un peu avant, lorsque Julian est enfant. "A 11 ans, raconte encore sa fille pas peu fière, mon père est parti en cachette de la maison parce qu'il voulait s'enrôler dans l'armée et aller au front. Il est repris."
Nouvelle tentative, nouvel échec. Mais le gamin démontre une sacrée détermination et une surprenante autonomie pour son âge. "Il possédait déjà de grands idéaux, il voulait combattre le fascisme."
En attendant, il reprend le chemin des études. Il a un don pour les langues qui le conduit en 1953 à intégrer l'Institut des Langues Orientales. Mais ce don ne lui garantit rien. Dans une interview au Los Angeles Times datée de 1988, il dévoile aux Occidentaux l'un des aspects du fonctionnement soviétique. "Mon père étant juif et ayant été jugé puis envoyé au goulag, je ne pouvais être admis dans une université cotée." Il sera d'ailleurs viré de cet Institut puis repris mais seulement après la mort de Staline. Il enseigne le pachtoun à l'université de Moscou. Il cumule diplôme d'interprétariat, histoire et se spécialise en autre dans la langue du farsi pour se rendre un jour, en Iran. L'homme est brillant, touche à touche. Il sera journaliste. Il couvre tous les points chauds de l'époque. Afghanistan, Cuba, Chili, Paraguay et les nazis, la mafia sicilienne. Le Laos et le Vietnam. Il devient et c'est quelque chose d'assez extraordinaire vu le contexte historique, le premier journaliste d'investigation du pays.
Ainsi, en 1974, il réussit à sortir une interview de gros calibre : celle du criminel nazi, favori d'Hitler, Otto Skorzeny qui jusque-là refusait tout entretien avec la presse. Dans la même veine, alors qu'il est correspondant en Allemagne de la "Literaturnaya Gazeta", il sort deux interviews coup sur coup : celle de l'ancien ministre du Reich, Albert Speer et l'ancien SS, Karl Wolff. Pas étonnant que le journaliste se transforme en écrivain, et en écrivain de polars. Succès foudroyant et immédiat. Non seulement auprès du public aussi auprès des dirigeants de la nomenklatura. Si le polar était considéré comme une lecture bourgeoise sous Staline, avec Yuri V Andropov dont il fut proche, le genre est porté aux nues. Sa fille Olga confirme. "Il a appelé mon père et l'a invité à Loubianka (quartier général du KGB et célèbre prison), vous imaginez, Loubianka!! Il y est allé et il a dit à Papa : 'J'aime bien ce que vous écrivez', et il lui a donné carte blanche pour écrire d'autres livres dans le monde de l'espionnage."
On imagine Julian et sa dégaine de hippie, dixit sa fille, qui portait toujours des jeans, jamais de cravate, qui passait ses vacances à Antibes chez Graham Greene ou chez Simenon, en Suisse. "Ce dernier lui a affirmé qu'il avait créé une fresque à la Tolstoï." Une carte manuscrite et signée de Simenon, datée de janvier 1987 ou 1989 (je n’arrive pas à déchiffrer les pattes de mouche de l’auteur) confirme l'admiration de l’écrivain français qui termine par ses mots : 'Votre presque homonyme.' En bref, le KGB défilait à la maison Semenov. Au point qu'il fut accusé d'en faire partie. Olga dément catégoriquement. "Même son ami Primakov (ancien président) déclaré que c'étaient des sornettes." En 1983, on l'aperçoit dans les rues de Moscou avec Mary Welch, la veuve de l'écrivain américain Ernest Hemingway. Il s'était rendu à Cuba où il avait rencontré l'écrivain et posé avec un pêcheur, ami du romancier yankee.
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"La Taupe rouge sur sa table de chevet de Poutine.
Vous voyez, avec un tel goût littéraire, il ne faut pas avoir peur de lui"
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Alors, on se plaît à rêver. A-t-il rencontré Kim Philby, le célèbre traître britannique? "Non", répond, avec amusement Olga. S'il a beaucoup voyagé en Occident, et notamment en Amérique, où un autre de ses amis, le cinéaste Oliver Stone lui proposait de venir s'installer, Olga affirme qu'il n'a jamais voulu y habiter. "Il aimait son pays, la Russie." En 1986, il est devenu le Président de 'The International Association of Detective and Political Novel'. Puis il prend le tournant de la Perestroïka ce qui lui permet de couvrir une page de l'Histoire de son pays d'une façon inédite. Il publie le premier journal indépendant du pays. Laissons la parole à sa fille.
"Cela n'a pas plus à tout le monde, assure cette jolie femme blonde aux yeux bleus comme l'azur. Il parlait de la décomposition de l'URSS, de l'installation d'un système mafieux. Il publie même son dernier polar qui parle de tous ces sujets. Deux semaines après la parution, le secrétaire de mon père meurt empoisonné à Paris. Puis trois semaines après, le prêtre orthodoxe Alexandre Men est tué à coups de hache, à Moscou. Mon père n'a pas supporté ça. C'étaient des amis proches, il a eu une première attaque cérébrale. Il avait 61 ans. Il a commencé par récupérer mais il a eu une visite à l'hôpital de deux hommes et il a subi une deuxième attaque. C'était le 15 septembre 1993. Cette fois, il en est mort. Il aurait voulu que ses cendres soient dispersées à Oliva, en Crimée, là où il a écrit toute sa série Stierlitz mais ce ne fut pas possible."
Qu'importe, il a désormais un musée à sa gloire, à Yalta , une fondation et un prix qui porte son nom. Vladimir Poutine adore son oeuvre. "Il a La Taupe rouge sur sa table de chevet, confie encore Olga. Vous voyez, avec un tel goût littéraire, il ne faut pas avoir peur de lui."
* La Taupe rouge par Julian Semenov, Traduction de Monique Slodzian, Editions du Canoë, 477 pages, 23 Euros.
Source : Le Journal Du Dimanche https://www.lejdd.fr/Culture/Livres/la-taupe-rouge-du-john-le-carre-sovietique-3904209
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