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Sois artiste et tais-toi. Textes 1959-2017 de Julio Le Parc,
album préfacé par Colette Lambrichs, Éditions Exils, 2017.
"Bifurcations", exposition de Julio Le Parc,
Galerie Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003, 14 octobre-23 décembre 2017.
Lecture par Claire Fourier
Julio Le Parc. – Où que l’on soit, on voit d’abord ce qui émerge. Qu’est-ce qui émerge de la personne de Julio Le Parc ? L’homme de race. Qu’est-ce qui émerge de son œuvre ? La lumière qui danse.
Il est beau. C’est beau. – On pourrait se contenter de dire ça.
Julio Le Parc est un grand et vieil artiste argentin, d’ascendance française, appartenant à la « mouvance » de l’art cinétique. Je ne le connaissais pas, honte à moi.
À l’occasion d’une exposition à la Galerie Perrotin, un riche album rassemble des textes de l’artiste et divers documents préfacés par Colette Lambrichs, ancienne éditrice de La Différence qui avait initié le projet – finalement réalisé par les Éditions Exils. C’est elle qui a attiré mon attention.
Amie de Julio Le Parc, elle dit son "émotion" face à des textes qui lui rappellent 1968 quand, à Bruxelles, sortant de l’Université, mêlée à l’ébullition intellectuelle de ces années-là, elle militait pour soutenir "les artistes qui avaient introduit le mouvement comme principe et comme moyen de faire voler en éclats la notion même de tableau".
Ce qui distingue, selon elle, Julio Le Parc de ses confrères (Soto, Tinguely, Bury… qu’elle a bien connus aussi), c’est une "méfiance à l’égard des succès individuels", liée à une rancune des Latino-américains à l’égard de l’impérialisme yankee et aux traces douloureuses laissées par la dictature ; c’est un "esprit critique, un sourire narquois face aux jeux de rôles et allégeances des gens du monde de l’art".
J’ai donc découvert Julio Le Parc. C’est un luministe, il rend aérien ce qui est compact. Servi par une fabuleuse imagination, il joue avec la perception optique ; ça bouge, ça tremble. Couleurs et ombres fragmentées (un pointillisme m’a fait voir en lui un fils de Seurat), mobiles suspendus, torsions de matériaux découpés, lames d’aluminium ou plexiglas qui ondulent tel un ruban chinois, effets de loupe, trompe-l’œil, agencements en séries de cercles, carrés, triangles colorés... Projections lumineuses et lumière diffractée, vibrations, pulsations, "bifurcations", autant de stimuli visuels en chaîne, qui titillent l’œil et suscitent une gymnastique oculaire.
Une salle close. Murs, sol, plafond, rideau occultant sont tapissés de rayures noires et blanches. D’immenses miroirs cloisonnent l’espace ; suspendus au plafond par un seul filin, ils oscillent et suscitent un vertige face à notre reflet mouvant, noyé dans les zébrures d’une perspective virtuelle. Où suis-je ? Qui suis-je ?
Espace à trois dimensions dans lequel évolue le spectateur (espace déformé qui l’invite à se reformer ?). Jeu de miroirs qui fait de nous un millefeuille enchanté de l’être (ne sommes-nous pas fondamentalement un millefeuille souvent désespéré de l’être ?). Jeu lucide avec l’illusion.
Je suis très sensible à cette lumière dansante (qu’eût aimée Zarathoustra). Je le suis moins aux théories développées par les artistes du GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel, fondé en 1960 par Le Parc, Morellet, Soto et d’autres). Ils créent mieux qu’ils n’expliquent l’acte créateur : leur discours sur la connotation sociale et la "guérilla" d’un art qui se veut insurrectionnel me paraît un rien embrouillé. Mettons que je goûte un peu trop l’expression limpide.
Ces artistes voulaient que le spectateur cesse d'être un "regardeur". Je n’adhère pas à cela, considérant que celui qui regarde un autoportrait de Rembrandt (par exemple) pénètre dans l’âme de Rembrandt, en est pénétré.
Les artistes cinétiques ont misé sur un art dit objectif, sur le collectif, et préfiguré une société ludique, interactive. On pardonnera à la fieffée solitaire que je suis d’avoir un faible pour les artistes qui ont l’âme dans leur ligne de mire (si je puis dire).
Ce qui me plaît immensément dans l’œuvre de Julio Le Parc, c’est la traduction artistique de notre instabilité, de l’état central fluctuant qui est le nôtre (on retombe sur la subjectivité qui m’est chère et dont l’artiste se défend !) ; c’est l’impermanence permanente ; c’est un "perpetuum mobile" qui désoriente le spectateur tout en l’invitant, de manière énergique et optimiste, à se réorienter ; c’est le ravissement du regard, au sens fort : le glissement du visible dans l’invisible ; c’est la stimulation du mouvement de l’œil et, dans la foulée, du mouvement de l’esprit – car il n’y a jamais loin du regard rétinien au regard mental, ni de la lumière dans les yeux à la lumière dans le cœur.